« Joyce a du bon. C’est un bon écrivain. Les gens l’aiment parce qu’il est incompréhensible et chacun y trouve quelque chose à comprendre. Mais qui est venu le premier, Gertrude Stein ou Joyce ? »
Gertrude Stein, citée dans James Joyce, Richard Ellmann.
« Jim, je n’ai jamais lu tes livres, mais je le ferai un jour ; ils doivent être bons, puisqu’ils se vendent bien. »
Nora à James Joyce en mai 1940, après la parution de Finnegans Wake.
« C’est en écrivant qu’arrivent les bonnes choses. »
James Joyce interviewé par Arthur Power, 1955.
« […] j’écrivis une courte étude sur l’Ulysse de James Joyce que j’avais lu avec un mélange de dégoût, d’admiration et d’ennui […]. Malgré tout, je reçus une forte impression de cette oeuvre considérable. […] Je vins à bout de déchiffrer le monologue de Mrs Bloom qui tour à tour me transporta, me révolta, me mit mal à l’aise, me fit rire. Je trouvais le tout fort long et le dis dans les pages que je donnais à Morhange pour Philosophies. »
Julien Green. Jeunes années, volume 2, Points Seuil n°R172, p. 442.
La préséance de l’art sur toute autre activité humaine ne fait aucun doute aux yeux (par ailleurs bien malades) de Joyce. Il ne s’engage pas dans le mouvement nationaliste irlandais. Plus tard, bien que penchant vers le socialisme, il est absent de tous les congrès d’écrivains et d’artistes qui se mobilisent contre le nazisme dans les années trente, alors qu’il est parisien et qu’à Paris à cette époque, il n’y a qu’à faire un pas pour tomber sur un intellectuel antifasciste. Sûr de son génie, il se consacre beaucoup à son uvre (sept ans pour écrire Ulysse, dix-sept pour Finnegans Wake) et un peu à sa famille : sa femme Nora et leurs enfants Georgio et Lucia, qu’il aura toujours du mal à tirer une fois pour toute de l’incertitude du lendemain.
Avec Ulysse, il réalise l’exploit de devenir célèbre pratiquement sans être lu (puisque rares sont, aujourd’hui comme hier, celles et ceux qui peuvent prétendre l’avoir lu jusqu’au bout) et en décrivant des banalités.
Mais il le fait de manière à tromper les apparences. D’un événement banal, il fait un objet d’art. Du quotidien – le terme est approprié car le récit d’Ulysse se déroule dans l’espace d’une journée et celui de Finnegans Wake pendant une nuit – il fait surgir l’humour, le hasard, le sordide, le pitoyable et finalement le bonheur (il aime rappeler que le mot joie est à l’origine de son nom).
Il calque son Ulysse sur le récit de L’Odyssée et invente un nouveau langage pour Finnegans Wake. Il fait de ceux-ci des romans capables de s’auto-construire – ce qui fascinera Raymond Queneau[[[…] aux temps des créations CREEES qui furent ceux des oeuvres littéraires que nous connaissons, devrait succéder l’ère des CREATIONS CREANTES, susceptibles de se développer à partir d’elles-mêmes et au-delà d’elles-mêmes, d’une manière à la fois prévisible et inépuisablement imprévue. Oulipo, La littérature potentielle.]] – tellement ils obéissent à des règles d’élaboration précises[[Ainsi chaque épisode traitera d’une science ou d’un art particulier, contiendra un symbole particulier, représentera un organe donné du corps humain, aura sa couleur particulière (comme dans la liturgie catholique), aura sa technique propre, et en tant qu’épisode, correspondra à une des heures de la journée. Valery Larbaud parlant d’Ulysse, composé en dix-huit épisodes comme L’Odyssée. Préface à Gens de Dublin.]]. Finnegans est un récit qui se lit avec l’oreille plus qu’avec les yeux… et que l’on peut relire toute une vie.
Nombreux sont les contemporains de Joyce, en premier lieu sa famille, qui considèrent sa prose alambiquée, sans intérêt ou obscène : Gide, Claudel, H. G. Wells, Robert McAlmon… « Pourquoi n’écris-tu pas des livres censés qu’on puisse comprendre ? », lui demande un jour sa femme Nora. Quant à Gertrude Stein, elle n’apprécie pas que Joyce lui rende si peu visite rue de Fleurus. Il le lui rend bien. De toute façon, il n’aime pas les « femmes intellectuelles ».
– James naît en 1882 à Dublin. Son père est sportif, comédien, ivrogne à ses heures. Il fait tous les métiers et « [s’applique] avec une égale diligence à la procréation et aux hypothèques » (Richard Ellmann). James a trois frères et six surs. Ses parents ne le découragent pas d’écrire des poèmes. Lorsque Ibsen, en 1900, le remercie d’un article que le jeune Joyce a écrit sur lui, voilà James lancé dans la lecture des littératures d’Europe et dans l’étude des langues.
– Soit-disant pour poursuivre des études de médecine, en fait pour vivre l’aventure, il débarque une première fois à Paris fin 1902. Il trouve une chambre à l’hôtel Corneille, 5 rue Corneille, repaire des touristes britanniques désargentés, et se restaure souvent chez Polidor, rue Monsieur-le-Prince. Ses études le mènent plutôt à la Bibliothèque nationale et à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Il rentre à Dublin en avril 1903, sa mère étant malade (elle décède en août)
– Il quitte l’Irlande en 1904 (pour n’y revenir qu’en 1909 et 1912) et s’installe à Trieste. L’Irlande sent le renfermé, refuse ses livres. Il se tiendra désormais à distance, mettant dans un même sac son pays, la politique, la morale et la religion, et faisant paradoxalement de Dublin le centre de son uvre. Cela se manifeste d’abord dans Gens de Dublin, terminé au milieu des années 1900 et qui peine à trouver un éditeur.
A Trieste, Joyce est brièvement employé de banque. Il est surtout professeur d’anglais, pour l’école Berlitz ou pour des cours particuliers. Fin décembre 1913, Ezra Pound prend contact avec lui par l’intermédiaire de W. B. Yeats, et ce soutien américain va accélérer son succès.
– La guerre mène les Joyce vers une ville plus calme : Zurich, où ils vivent entre 1915 et 1919 puis en 1940-1941.
– Lorsque, en 1920, ils regagnent Trieste, ils ne reconnaissent pas la ville d’avant-guerre, et décident de migrer à Paris. En juillet 1920, ils pensent s’y installer seulement le temps suffisant pour, avec Ezra Pound, obtenir que Portrait de l’artiste jeune par lui-même et Gens de Dublin soient traduits en français. Pound loge alors à l’hôtel Elysée, 3 rue de Beaune, et installe les Joyce à l’hôtel Lennox, 9 rue de l’Université.
Les Joyce ne quitteront la capitale qu’en 1939. Leurs lieux d’habitation y sont nombreux, mais Paris est moins parsemée de plaques rappelant leur passage que Dublin, Trieste et Zurich.
– La famille vit de juillet à novembre 1920 dans un petit trois pièces, 5 rue de l’Assomption. Le réseau de relations Pound permet à Joyce de rencontrer en juillet les libraires Adrienne Monnier et Sylvia Beach.
– Fin 1920 : retour 9 rue de l’Université, puis 5 boulevard Raspail à partir de décembre.
– Ils emménagent 71 rue du Cardinal-Lemoine en juin 1921, chez Valery Larbaud qui s’absente de Paris.
En avril, devant les refus des éditeurs de publier Ulysse, visé par la censure, Sylvia Beach propose de le faire. L’accord conclu est fêté au bal Bullier puis en face, à la Closerie des lilas.
De généreux amis permettent à la famille Joyce de vivre sans que James ne courre après des élèves : Robert McAlmon, nouvelliste américain, et Harriet Weaver, anglaise, responsable avec Pound et T. S. Eliot de la revue L’Egoïste qui a publié en 1914-1915 Portrait de l’artiste. Miss Weaver ira jusqu’à payer les frais d’obsèques de Joyce.
Hemingway vient rue du Cardinal Lemoine se présenter à Joyce avec une recommandation de Sherwood Anderson.
Une soirée de lancement d’Ulysse – qui paraît en février 1922 – a lieu le 7 décembre à la Maison des Amis du livre, rue de l’Odéon. Elle est animée par Valery Larbaud. Ulysse est donc l’histoire de la journée du 16 juin 1904 (jour de la première sortie de Joyce avec Nora) vécue par Leopold Bloom, agent de publicité, et sa femme Molly, qui revient à son mari après lui avoir été infidèle. On y retrouve aussi Stephen Dedalus, héros du Portrait de l’artiste. Joyce y a transposé les personnages qu’il côtoie, ses angoisses, ses échecs, ses petits bonheurs, son humour et, tout compte fait, sa foi en la matière humaine. La vérité des personnages, que l’on entend souvent penser à travers des monologues intérieurs[[Le monologue intérieur et la conversation se substituent de plus en plus à la narration. Nous sommes de plus en plus souvent transportés au sein de la pensée des personnages : nous voyons ces pensées se former, nous les suivons, nous assistons à l’arrivée des sensations à la conscience et c’est par ce que pense le personnage que nous apprenons qui il est, ce qu’il fait, où il se trouve et ce qui se passe autour de lui. Valery Larbaud. Idem.]], choquent cependant le public et la censure.
Les années qui suivent sont celles de la conception de Finnegans Wake et de la cécité croissante de Joyce.
– À l’automne 1921, le retour de Larbaud provoque le retour des Joyce dans la chambre déprimante du 9 rue de l’Université.
– En octobre 1922, ils séjournent à l’hôtel Suisse à Nice.
– Les déménagements continuent : 26 avenue Charles-Floquet en novembre 1922, le Victoria Palace Hotel, 6 rue Blaise-Desgoffes, en août 1923 ; 8 avenue Charles-Floquet septembre 1924 après des vacances d’été à Saint-Malo (à l’Hôtel de France et de Chateaubriand).
– Les Joyce sont à Fécamp fin juillet 1925 (Grand hôtel des bains et de Londres), puis à l’hôtel de la Poste à Rouen puis au Régina Palace Hotel à Arcachon.
– Ils vivent 2 square Robiac (192 rue de Grenelle) entre juin 1925 et le 30 avril 1931, puis à l’hôtel Powers, 52 rue François 1er, puis à l’hôtel La Résidence, 4 avenue Pierre-1er-de-Serbie, et encore 2 avenue Saint-Philibert à partir de décembre 1931. Tout en essayant de faire face à différentes difficultés (Lucia, 25 ans, révèle une psychose en 1932 et son père s’en rend en partie coupable ; lui-même devient peu à peu aveugle, etc.), Joyce fait avancer son Finnegans Wake dont le titre provisoire est, jusqu’à sa publication en 1939, Work in Progress.
– En octobre 1932, entre des séjours à Zurich où il fait examiner ses yeux, voilà les Joyce à Nice, à l’hôtel Métropole.
– En novembre, ils emménagent à Paris, 42 rue Galilée.
Au moment où la loi de prohibition est abrogée aux Etats-Unis, la cour du district de New York reconnaît en décembre 1933 qu’Ulysse n’est pas un ouvrage obscène. Dix minutes après que l’éditeur américain (Random House) en a été informé, l’impression du livre commence !
– Les Joyce habitent au 5e étage du 7 rue Edmond-Valentin entre 1935 et 1939. L’écrivain fréquente le bistrot de Mme Lapeyre, au coin de la rue de Grenelle et de la rue de Bourgogne.
Nouveau déménagement 34 rue des Vignes au printemps 1939, jusqu’à l’automne, puis à l’hôtel Lutetia.
– Malgré l’aversion qu’éprouve Joyce pour la campagne, il accepte de rejoindre ses amis Jolas à Saint-Gérand-le-Puy, près de Vichy, pour Noël. Les Joyce sont logés à l’hôtel de la Paix. En avril 1940, Mrs Jolas les invite à s’installer au château de La Chapelle, où elle a déménagé son école libre et bilingue. Samuel Beckett vient leur rendre visite.
– Entre avril et mi-juin, ils séjournent avec Beckett à l’hôtel de Beaujolais à Vichy (Joyce préfère décidément la ville), situé alors 12 rue de Paris. De là, Joyce n’a que quelques pas à faire pour rendre visite à Larbaud, paralysé depuis 1935, avenue Victoria.
– Suite à l’occupation de Paris par l’armée allemande le 14 juin, l’hôtel de Beaujolais est réquisitionné par le gouvernement de Vichy. Après quelques péripéties, les Joyce se retrouvent à l’hôtel du Commerce de Saint-Gérand.
Ce n’est que mi-décembre qu’ils parviennent enfin à gagner Aix-les-Bains, puis Genève, Lausanne et Zurich. Joyce meurt là le 13 janvier 1941, d’un ulcère perforé.
Petite bibliographie
James Joyce. Richard Ellmann. Gallimard. 1962.