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J’ai parcouru le Jardin d’Agrément. Il est perché au-dessus de l’Oise, entre les résidences et le lieu du travail. Il joue le rôle de tampon salutaire, pour le privilège des yeux et de tous.
Sa conception est pédagogique et favorise la déambulation, le parcours initiatique.
Des paliers, autorisent les stations poétiques, ménagent les vues sur la rivière alanguie, sur la campagne apaisante.
Enfants, maîtresses des foyers, ouvriers, pourquoi faudrait-il les priver du regard oisif sur le décor riant, sur la parenthèse de verdure. Dans cet univers de fabriques, au milieu des panaches de fumée, on doit pouvoir, comme le nanti, s’émouvoir à la vue d’une statue, d’un massif de fleurs, ou des gracieuses courbes de la treille.
Le jardin dit du «Haut», vidé du monde, garde encore ses reliques romantiques.
L’averti imagine les promenades digestives en famille, les leçons de jardinage, prodiguées aux enfants, les moments de recueillement, les effusions du cur.
«On entend de deux côtés différents, le bruit de l’eau qui tombe, d’une part, dans le bassin aux triple jets d’eaux qui se trouvent en contrebas devant nous, lorsque vous regardez la rivière qui coule au pied du jardin et coule d’autre part dans le réservoir placé au-dessus de la tonnelle derrière vous. Dans ce dernier, de beaux poissons rouges nombreux prennent leurs ébats, au pied de la baigneuse en terre cuite de Falconnet, bien connue de tous les amateurs.»
Jean-Baptiste André Godin, Le Devoir, n° 165, 1881.
Fin de la promenade à travers les ornements du passé, faits pour l’apprentissage des regards, avec cette dernière image du Mausolée de monsieur Godin, fatalement pompeux, voulu par Marie-Adèle Moret, sa seconde femme, tapie dans l’ombre.
A ses côtés, le mouleur de l’usine, équipé de tous les attributs de son métier, l’Allégorie aussi de la maternité.
J’y vois déclinées, les valeurs chères au bâtisseur ; l’amour du travail bien fait, l’éducation, la famille.
J’ai quelques doutes… Sans doute trop beau tout çà, pour être vrai, trop vêtu de probité candide.
Je retrouve le centre-ville, au bout de la rue André Godin.
La vieille cité, à l’écart du Familistère, bourdonne des courses de fourmis affairées.
Sur la Place d’Armes, Camille Desmoulins, le révolutionnaire, occupe le place d’honneur, parmi le poissonnier, la fleuriste, le banquier.
Allure altière, le chapeau tourné à l’envers, pour éviter l’aumône des pigeons.
Combien de Guisards connaissent-ils encore son histoire, ses liens avec Robespierre, ses discours enflammés, la morgue de ses ennemis, sa déchéance et sa mort, programmée à 33 ans ?
«Il fut l’agent le plus efficace de sa propre fin par les haines personnelles inexpiables que lui avaient attirées ses railleries de polémiste», Le Pays de Guise, M. Pierdé.
Je m’engage dans la rue qui porte son nom, celle-ci se rétrécit. Les boutiques sont vieillottes et parfois vidées de leurs commerçants. Seuls les bars et quelques restaurants, aux enseignes exotiques, semblent encore prospérer.
L’église Saint-Pierre, dans la rue de la Citadelle ; un raidillon pavé me conduit au fort.
Je le visite, après avoir franchi l’entrée obscure, aux murs épais.
Je récite ma leçon d’hier soir … Un lieu désiré, convoité, souvent assiégé mais jamais pris. Son sort et son prestige, liés à l’ascension des membres de la famille de Lorraine, aux destins parfois tragiques dans la grande Histoire. Le Duc assassiné dans le château de Blois… Un jeune étudiant défricheur me conte les péripéties du fort, en accéléré : l’oubli, l’agonie, l’aventure de Maurice Duton, fondateur du « Club du Vieux Manoir».
C’est davantage ce récit-là qui me frappe, plutôt que les chronologies fastidieuses des assauts et des défenses, les frasques des gouvernants.
Le destin de ce lieu m’émeut. Abandonné par l’armée française en 1918, dépouillé de ses grès, puis souillé par un vidangeur, sauvé enfin, par un passionné de vieilles pierres. Lents travaux de déblaiement des casemates d’artillerie, du grand cellier, des souterrains voûtés, des oubliettes. Aventures dans les escaliers abruptes et sombres, couverts de salpêtre. Joie des adolescents, investis dans des chantiers d’été, de voir ressurgir l’imposante entrée des Carrosses, après avoir chargé les gravats dans les brouettes.
J’ai été ému par la galerie des «Lépreux». C’est un long corridor étroit et sordide, aux arcades sinistres, où pend la calcite. Dans les trappes exiguës, on y jetait les morts-vivants. L’imagination a fait ensuite le reste. On avait compris depuis longtemps, combien la menace bactériologique pouvait être un argument défensif.
Enfin, j’ai reçu, au point de vue, proche du donjon, la dernière récompense, comme une synthèse parfaite. Sur le terre-plein, dominant la ville, je relis tout mon chapitre, d’un geste panoramique, je refais le parcours, avec les yeux. Je revois les îlots de la ville, les rues tortueuses, les bras de la rivière, le Pont d’Amour, les toits crénelés des fabriques, le domaine de monsieur Godin et les voies qui tournent autour.
N’oubliez pas le guide et merci de votre visite.
Guise, un autre matin.
Difficile de ne pas tomber sous son charme. J’ai revu le « Tas de briques», sobriquet employé, avec dédain, par les gens d’en face. J’ai rencontré aussi madame Douay. Il a fallu corriger les impressions fausses, les malentendus, écouter surtout les paroles de la Présidente de l’Association Pour la Fondation Godin..
Visite privée du patrimoine de l’ancien industriel, de son théâtre, magnifique. Les voix du patriarche et des enfants, acteurs en herbe, résonnent dans les coulisses.
Cruel destin d’une aventure humaine, s’achevant un joli mois de mai.
Générosité, force, sérénité, ingéniosité, mots retenus dans la conversation.
Des faits concrets aussi : l’héritage culturel, les créations industrielles, l’organisation sociale, l’univers, souvent édifié à contre-courant des habitudes.
L’ombre de monsieur Godin me suit partout, dans la salle d’apparat, derrière les tentures épaisses ou depuis les galeries lumineuses. Vous ne pouvez lui échapper, il est comme l’amer des rivages.
Avec mon guide personnel, j’ai fait l’apprentissage d’un voyage, dans une contrée pas si lointaine, j’ai visité les pavillons dans leurs moindres replis. Balade sous la lumière dorée des verrières. J’ai admiré le Poilu de 14, sans son arme, le kiosque, le parc où dort la statue d’Amalthée. Nous nous sommes dits que les ornements étaient faits pour les regards oisifs. Nous avons échangé nos points de vue sur les mouvements d’hostilité, à l’encontre du projet d’Utopia, sur la résistance de certains locataires, sur les gens qui ne se reconnaissent plus dans l’uvre philanthropique. Nous avons évoqué les regrets des anciens Familistériens, réduits à se souvenir de l’Age d’Or, les cloisons qui s’élèvent, entre les différents pavillons.
Pour illustrer son propos, madame Douay m’a rappelé le récit de monsieur Baudaux. ( j’ai lu le livre par la suite ). Humble témoignage d’un parcours, sans faille apparente, de l’école à l’usine. La voie, toute tracée, ponctuée de fêtes solennelles, dans la cour centrale.
… vocation des jalousies alentour, des batailles sur les crassiers de l’usine, contre les gens de Robbé. La Guerre des Boutons à la sauce des Guisards. Un monde perdu.
Mais assez de nostalgie. Nous nous sommes projetés dans l’avenir aussi, car il s’agit de colmater les murs lézardés, de restaurer l’économat, de sauvegarder l’espace construit, soumis à l’indécision de l’oubli.
Une dernière halte au Café des Sports, dans la rue André Godin.
Un type «sympa» est derrière le comptoir. L’homme est sensible et attentionné. De la gouaille de bistrot. Nous nous envoyons des signes de sympathie. Les mêmes atomes crochus.
Nous appartenons, sans doute, à la même génération, à la même confrérie des sportifs, cramponnés et pommadés au «Dolpic».
Tout à coup, le café se remplit de jeunes footballeurs en herbe et de leurs dirigeants. La grande famille est réunie ici, avant le départ pour le stade. Le bar, subitement, devient un énorme vestiaire, avec ses gesticulations, ses rires, ses embrassades, ses liens sociaux. Je me dis, alors, que l’esprit de monsieur Godin n’est pas loin.
Fin de l’histoire. J’ai quitté la ville, aux confins de la Thiérache, par la route nationale. J’ai salué, en passant, le voyant cylindre de pierres, la-haut sur son tertre.
Singulière richesse de cette cité, que l’on pourrait traverser, sans voir.
Ecrivain-marcheur.
Auteur de Lectures Buissonnières (Editions La Vague Verte) et de Picardie Vagabonde (éditions Punch – 30 textes illustrés d’aquarelles de Roger Noyon et de
Jean-Marc Agricola).