« Quand le lecteur devine la fin de la phrase, ce n’est pas la peine que je la finisse. »
« Le roman n’est pas un délassement facile ».
Lecteurs de Proust, Joyce, James, Woolf, Rilke, Sartre, Dostoïevski, Kafka, Camus… n’ouvrez pas L’Ère du soupçon ! Nathalie Sarraute nous y convainc qu’il faut tourner la page du « vieux roman », celui qui fonctionne autour de ses personnages, de ses décors et de ses actions.
Aujourd’hui, parce qu’on ne lit plus comme avant, tout le monde soupçonne tout le monde :
– le lecteur soupçonne l’auteur de mener son imagination en bateau en créant des personnages comme on en a déjà vu et des intrigues comme on en verra encore ;
– l’auteur n’est plus sûr que ses personnages soient les mieux placés pour communiquer avec le lecteur ;
– l’auteur va même jusqu’à soupçonner son lecteur de se construire des archétypes de personnages en moins de temps qu’il n’en faut pour le lire.
Tout cela fait que « les personnages […] ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle. Au lieu, comme autrefois, de la révéler, ils l’escamotent. »
Alors ?
Alors, parce que, pour Nathalie Sarraute, le romancier n’est pas un raconteur d’histoire, mais un éveilleur de sensations, de « tropismes », de réactions dans cette zone qui se trouve entre la réalité visible et l’inconscient, eh bien les personnages, le décor, la continuité d’un récit ne sont plus nécessaires.
Faire sentir au lecteur la riche vie intérieure d’un personnage et donc la sienne propre (à lui, lecteur), c’est décrire le moins possible, pour classer et figer le moins possible. Un petit fait, une parole, un geste peut être plus évocateur qu’une belle description.
– Natacha Tcherniak naît en 1900 à Ivanovo-Voznessensk, à 200 kilomètres de Moscou, d’un père chimiste et d’une mère écrivain. Il y a aussi un oncle terroriste, qui provoque l’exil de la famille qui, par ailleurs, se désunit. Ses parents divorcent en 1902.
– Natacha vit avec sa mère à Paris entre 1902 et 1906, puis à Saint-Pétersbourg jusqu’en 1909. Elle s’installe alors en France avec son père, définitivement. Elle découvre Dostoïevski, Proust, Woolf.
Par amour de la langue et des mots, elle veut être avocate. Mais elle n’entame pas vraiment de carrière et commence à écrire en 1932. Ses régulières conférences sur la littérature, d’une part, ses pièces de théâtre, d’autre part, seront son autre façon de travailler avec la langue parlée.
Tropismes paraît cinq ans plus tard dans la plus grande indifférence.
– Son origine juive et son refus de porter l’étoile jaune la poussent à vivre entre 1941 et 1944 sous une fausse identité à Parmain près de Pontoise (93 rue du Maréchal Foch). Elle travaille alors à son second roman, Portrait d’un inconnu.
– En 1949, elle achète une maison 12 rue de l’Église à Chérence, près de La Roche-Guyon. Pendant quelques années, elle écrit le matin attablée au bistrot de Vétheuil -aujourd’hui disparu- où elle se sent « comme en voyage », déclamant ses phrases à mi-voix pour vérifier qu’elles sonnent juste. De nombreuses pages de Martereau et du Planétarium sont conçues ici.
Elle aime aussi marcher jusqu’à la ferme du Chesnay et au moulin de Fourges, de l’autre côté de l’Epte, ou admirer les rives de la Seine entre Vétheuil et La Roche-Guyon.
– Avec L’Ère du Soupçon, en 1956, elle est enfin reconnue. Un autre val d’oisien, le critique Émile Henriot, lance l’expression de « Nouveau roman » pour qualifier certains auteurs qui font fi de l’intrigue et des personnages, tel Pinget, Robbe-Grillet, Beckett, Simon et Sarraute (la dernière n’ayant jamais eu l’impression de réellement faire école avec les premiers…).
– Nathalie Sarraute décède à Paris le 19 octobre 1999, juste avant d’atteindre un nouveau siècle. Elle est enterrée à Chérence.
À voir aux alentours
Présences littéraires aux alentours :
– Bernardin de Saint-Pierre à Éragny,
– Joseph Kessel à Avernes,
– Edmond About à Osny,
– Balzac et Carco à l’Isle-Adam,
– François Coppée à Auvers-sur-Oise,
– La Comtesse de Ségur à Méry-sur-Oise,
– Georges Duhamel à La Naze (Valmondois),
– Émile Henriot à Nesles-la-Vallée,
– Annie Ernaux à Cergy,
– La Rochefoucauld et Hugo à La Roche Guyon,
– Mirbeau à Cormeilles-en-Vexin.
Petite bibliographie
Nathalie Sarraute : « J’ai pris racine à Chérence », par Patrick Glâtre dans Vivre en Val d’Oise n°53, déc.-jan. 1999. 50 F.
L’Ère du soupçon. Nathalie Sarraute. Folio essais n°76, 160 p., 36 F.
Nathalie Sarraute, cinquante années à Chérence. Article de Patrick Glâtre dans Balade en Val d’Oise sur les pas des écrivains. Marie-Noëlle Craissati. Éditions Alexandrines.